(Ce que nous allons léguer à nos descendants ?)

 

Antonio fixait l’écran de MondioVision avec toute l’attention que lui permettait encore l’ingurgitation de la bonne demi douzaine de Mescala, la seule bière encore buvable. Il sentait son cœur se serrait et ses tripes se nouaient au spectacle qui s’offrait à lui. Sur l’écran mural de deux mètres les machines filaient comme des fusées. Les pilotes déhanchaient, freinaient à la limite de l’adhérence. On voyait clairement les machines bougeaient, ondulaient sous la morsure des plaquettes sur les disques de frein. L’ambiance était absolument hallucinante ! On voyait des spectateurs, enfin il pensait que c’était cela, sur le bord de la piste qui hurlaient leur bonheur d’être là à chaque passage de ces chevaliers de la piste…

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Ainsi donc, le père de Jérôme avait raison ! Cela avait bien existé ! Les Autodromes étaient bien avant des circuits ouverts à tous, où chacun pouvait aller se confronter avec lui-même et avec sa machine ! Fasciné, Antonio, Tonio pour ses copains, ne se rendait même plus compte du danger de sa situation. Etre pris avec une cassette interdite pouvait lui valoir plusieurs semaines de TIG, les travaux d’intérêt général, qui avaient connu leur essor dès le début de l’année 2010. Cette cassette c’était Henry, le père de Jérôme qui leur avait trouvé. On le voyait même dessus ! Accompagné de sa femme et de Jacques, le frère aîné de Jéjé, qui n’était alors qu’un jeune bambin. Sur le carton usé de la boite on pouvait encore distinctement lire, écrit au feutre " Carole, promosports, Juillet 2000 ". Carole ! Pourtant Tonio avait vu cet endroit ! Oh bien sur il n’y était allé qu’une seule fois, avec son oncle Jean, lors d’une présentation d’aéro-glisseurs quand il avait une dizaine d’années. Comment aurait-il pu reconnaître dans l’enchevêtrement de tours d’acier et de verre, de restaurants et brasseries, de boutiques de luxe ce qui avait été, pourtant peu de temps avant, un circuit ouvert à tous et même gratuit le week-end ! ! !

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Les images de bien mauvaise qualité filaient devant ses yeux. Il lui avait fallu trouver un transcodeur mécanique permettant de lire ces vieux supports vidéo. Pas simple dans une ville comme la sienne où les gens n’attendent que l’occasion de toucher la PCC, Prime de Civisme et de Citoyenneté. Cette prime était offerte à toute personne faisant preuve de civisme et de citoyenneté dans le cadre de la vie de la cité. En clair, ceux qui dénonçaient leur voisin ou un membre de leur famille pouvaient sacrement arrondir leur fin de mois. Et les motifs étaient tellement nombreux ! Usage de tabac, non respect du code du citoyen, bruit excédent les 75 db après 20h le soir, attitude provocatrice envers la bourgeoisie et les membres de la Sphère et combien d’autres encore ! ! Henry leur avait raconté un soir comment c’était avant et rien que pour cela il aurait pu écoper de 2 semaines de TIG …

- La Sphère n’existait même pas à cette époque ! avait-il commencé, un regard sombre derrière ses lunettes crasseuses. Il y avait encore un gouvernement qui était nommé par des élus du peuple … Le peuple ! Quelle foutaise ! Ah dieu sait pourtant qu’on y a cru au Peuple ! Et pendant longtemps encore !

- Ca on savait Papa ! On a quand même lu des livres interdits, tu sais ! avait ironisé Jéjé.

- Ouais bien sur .. mais savais tu qu’avant on pouvait rouler librement sur TOUTES les routes ?

- ? … Arrêtes de nous charrier !!!

- Même pas ! Tu pouvais partir le matin, avec ta femme ou ta copine ou, mieux, entre potes et te faire une virée de 200 ou 300 bornes si tu voulais !

- Rouler à plusieurs ? ?

- Faire plus de 50 kilomètres ? ?

- Y’avait pas de " Surveillants " alors ?

- Non ! enfin si, mais ils s’appelaient pas encore comme çà. Y’avait la Police et puis les Gendarmes, m’enfin pour nous tout ca c’étaient " les flics " et on les aimait pas ! avait-il rajouté dans un grand éclat de rire. – On pouvait encore acheter de l’essence sur le bord des routes, dans des stations services.

- Il n’y avait pas de ratios ? de cartes électronique d’approvisionnement ?

- Non … Des fois t’avais la chance de tomber sur une pompiste gironde ou un gars qui te filait un bon tuyau …

- Un tuyau ?

- Ben oui quoi ! il t’indiquait une petite route sympa, viroleuse à souhait ou alors te disait si il y avait des radars dans le coin, ce genre de truc ..

- Ah oui, les radars c’étaient les détecteurs de vitesse, c’est cà ?

- Oui. De belles saloperies qu’ils mettaient aux endroits où tu pouvais rouler le plus vite possible sans danger … Comme cà ils étaient sur de les rentabiliser, leur merde !

Et ca avait duré comme çà toute la soirée et même une partie de la nuit ! Faut dire que le Henry était inépuisable sur le sujet, même si par moment ca leur paraissait un peu, heu , exagéré.

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La cassette se rembobinait dans un bruit terrifiant de ferraille et de cliquetis mécaniques incongrus. Tonio ne pouvait quitter l’écran des yeux, même si ce n’était plus des motos qui défilaient mais la sempiternelle publicité de la Sphère et de son conglomérat industriel. Mais il ne voyait plus les images, son esprit était ailleurs, quelques années auparavant, le jour où Jacques, le frère de Jéjé … Il revoyait cette journée, comme il la revoyait à chaque fois que son esprit se laissait envahir par la nostalgie et le cafard. Ce jour là Jacques, désobéissant aux ordres paternels, avait emprunté la vieille Kawasaki 1500 R de son père. Il avait ensuite franchi en force le barrage d’entrée de la nationale 20 (Facile ! les " surveillants " n’étaient même pas armés à ces barrages là !) et pendant plus d’une demi-heure avait roulé " presque " comme son père, sur une route pourtant réservée aux membres de la Bourgeoisie et de la Sphère ! Puis les choses s’étaient compliqués, une brigade d’intervention, alertée par les " surveillants " était intervenu en hydro-glisseur, répandant de l’huile sur la route pour stopper le fraudeur. La chute à plus de 220 kms heure avait été fatale à Jacques, Henry avait écopé d’un mois de TIG et Jéjé placé dans un foyer de Restructuration Citoyenne … Une sale histoire qui mouillait de haine les yeux noirs d’Henry à chaque fois que quelqu’un en parlait … C’est pour cela que plus personne n’en parlait d’ailleurs.

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D’après Henry, c’était au alentour du début des années 2000 que tout s’était accéléré … Il y avait eu ce ministre, pourtant " de gauche " comme disait Henry, qui avait fait voter une loi, la première du genre, appelant à la délation et la première aussi à assimiler l’excès de vitesse à un délit. Puis tout s’était enchaîné très vite : Malgré quelques manifestations des motards de l’époque, il y avait eu une deuxième loi puis une troisième, encore plus contraignante et répressive. Il devenait, aux dires d’Henry, quasi impossible de rouler en groupe, tellement dans ces cas l’envie est grande de mettre du gros gaz avec les potes, et surtout les progrès en matière d’électronique étaient devenus tels que commettre un excès de vitesse était devenu un véritable exploit, chaudement arrosé certes mais aussi très durement réprimandé ! Henry avait du vendre la maison familiale du Lot pour pouvoir régler l’amende d’un " petit " 40 au dessus de la limitation ! De toute façon, très rapidement le système Electro-Frein avait été mis en place sur les autoroutes. Ce système simple de par sa conception mais d’un coût d’installation exorbitant (La Sphère avait fait payer les sociétés d’autoroutes qui, elles même, avaient augmenter leur tarif ! Au final c’était donc les gens qui avaient payer le système ! Classique mais efficace ! ) était particulièrement performant et avait fait, en effet, fortement chuter la mortalité sur les autoroutes. Des capteurs étaient disposé à intervalles courts et réguliers sur des bornes situées au bord de la chaussée. Chaque véhicule était équipé d’un capteur sensiblement identique et le tour était joué ! Les bornes indiquaient la limitation de vitesse, contrôlaient la vitesse du véhicule par le biais de ses capteurs propres et régulaient celle-ci si nécessaire ! Il était devenu IMPOSSIBLE d’être hors la loi, du moins pas plus longtemps qu’entre deux bornes ! ! Et, bien sur, le propriétaire du véhicule se trouvant ainsi " régulé " était automatiquement mis à l’amende … Tout était bénéfice pour la Sphère : plus de " surveillants " à payer pour contrôler la vitesse, des amendes à déclenchement automatique et une mortalité sur autoroute proche de zéro !

Bien sur les autoroutes représentaient maintenant quelques 60 pour cent du réseau routier. Il restait pourtant le problème des autres routes. Gérées par la Sphère et les " commandeurs " régionaux, elles coûtaient un argent fou et ne rapportaient rien !! Alors un cerveau de génie avait eu l’idée du dernier siècle : A chaque bretelle d’autoroute, à chaque sortie, étaient mis à disposition des usagers des systèmes d’aéros-glisseurs communs, payant bien sur, qui assuraient la navette sur le réseau secondaire et circulaient à vitesse réduite. D’une pierre deux coups ! Le problème de l’entretien était réduit quasiment à néant , un aéro glisseur n’abîmant pas la route, et le rapport de ces compagnies de transport en commun loin d’être négligeable ! Le réseau secondaire était donc devenu de moins en moins fréquenté et on avait même vu quelques membres imminents de la Sphère commençaient à acheter des portions de routes, dans le but de les exploiter pour leur plaisir personnel.

Les consortiums automobiles des années 2040 avaient vite compris que le règne de l’automobile personnelle allait vite s’effondrer et s’étaient très vite reconvertis. Cette reconversion s’était accompagnée d’une vague terrible de licenciements au niveau mondial, plus de 45 millions de personnes avait-on évalué à l’époque, mais les profits colossaux des consortiums avaient repris de plus belle dans l’expansion des véhicules " aériens " et spatiaux. Toutefois un certain nombre de petites entreprises continuaient a fournir, à prix d’or, des véhicules terrestres à moteur à explosion, de véritables objets de musée mais terriblement excitant à conduire, " piloter " comme ils disaient avant ! C’est ainsi que la plupart des membres de la Sphère commencèrent à acheter des kilomètres de belles routes nationales, voire  départementales et à en faire des pistes de pilotages privées ! Quand au reste du réseau il était soit utilisé par les aéro-glisseurs des sociétés privées, soit laissé quasiment à l’abandon.

C’est cet abandon qui poussa certaines personnes, dont Henry le père de jéjé, à traquer des vieilleries, des épaves à moteur thermique et à les remonter, les rafistoler, patiemment et en secret car en toute illégalité. L’essence, carburant polluant et devenu rare, était en effet strictement rationné et réservé à certaines professions ne pouvant utilisé l’énergie solaire ou nucléaire. Mais il était devenu assez facile d’en trouver, au prix fort, auprès d’employés désirant arrondir leurs fins de mois. Henry s’était ainsi restaurer une moto ancienne, une Kawasaki 1500 RR, un monstre qui à son époque avait été responsable d’innombrables retraits de permis de conduire un véhicule terrestre ! Cette même moto qui avait causé la fin de son fils ainé … Jean, l’oncle de Tonio, avait lui remontait une très vieille 996 Ducati, la " Bella Madonna " des années 2000. Il avait du développer des trésors d’ingéniosité pour pouvoir la remettre en état mais c’était quand même autre chose que ces vieilles pétoires japonaises ! Jean s’était de suite occupé de Tonio à la mort de ses parents. Frère de sa pauvre mère disparue dans un accident nucléaire dans l’entreprise de carbone où elle travaillait, une fissure dans le réacteur de production d’énergie Gamma, une explosion qui avait soufflé la vie de deux mille personnes, une perte de quelques milliards pour le consortium qui avait donc fait doubler les cadences dès la remise en état de l’unité de production … Rien ne doit se perdre … Son père n’avait pu supporter bien longtemps l’absence cruelle et s’était donné la mort quelques mois après . Ce qui avait valu à Tonio un séjour de six mois dans un foyer de Restructuration Citoyenne car le suicide était interdit et la Sphère considérait que l’entourage d’un suicidé se devait d’être " purifié " et " restructuré ".

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Tonio se souvenait encore de départs d’Henry et Jean, très tôt le matin. Les deux motos cachées en dehors de la zone d’habitation urbaine, dans un ancien hangar agricole, dernier vestige d’une production agricole morte de sa belle mort, étouffée par les conglomérats chimiques et la nourriture " de substitution ", dans les années 2025. Les amis qui arrivaient d’un peu partout, les rires et éclats de voix bruyants. Et puis le bruit terrible des moteurs mis en route ! Un bruit rauque, grave, qui vous prenait les tripes et faisait frissonner dans le matin blafard. La lente chauffe de la vieille mécanique amoureusement entretenue et restaurée. Le moment extraordinaire de l’équipement du pilote, tandis que les machines s’ébrouaient doucement sur leur béquille centrale. Tonio se souvenait avoir pleuré d’émotion en voyant son oncle enfiler un cuir sans âge, décoloré et râpé mais qui lui donné l’allure de ces pilotes entrevus dans les livres interdits. On aurait dit plus un vieil épouvantail qu’un pilote mais qu’il était beau dans l’aube naissante, entouré de vapeurs et de fumées ! Puis ils partaient dans un vacarme assourdissant de pots vides et de bruits d’admission libre ! Ils partaient défier les " surveillants " et donc la Sphère, dans un élan irrésistible de besoin de liberté, de vitesse et d’ivresse de la route … Chaque sortie pouvait leur coûter cher, très cher … De 5 à 10 ans d’incarcération, de suppression de leurs biens et d’internement de leurs proches dans leurs fameux foyer de restructuration. Mais l’envie était plus forte, le besoin plus impérieux ! Tonio avait goûté dès ses 16 ans à cette fantastique sensation de bien être que pouvait procurer le pilotage d’une mécanique ancienne. Oh bien sur il avait commence, sous la haute surveillance de son oncle, par faire quelques tours dans une ancienne carrière déserte et n’avait pris la route qu’une année plus tard quand Jean l’en avait senti capable. Quel plaisir il prenait à chaque fois ! Sentir la puissance là, entre ses jambes. Vaincre la pression du vent sur son torse, l’étirement des bras quand la puissance arrivait, le tassement de son corps quand les plaquettes mordaient sauvagement les disques en carbone. Il en avait usé des sliders, pièces de fort caoutchouc apposés au niveau des genoux sur le cuir afin de mieux sentir la limite dans la prise d’angle. Les routes qu’ils empruntaient n’étaient certes pas en bon état et il fallait jouer avec les feuilles, les trous et les objets de tout genre laissés sur le bitume, mais elles étaient extraordinairement désertes et laissées à leur seul plaisir !

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La route qui défilait maintenant sous ses yeux n’était, elle, pas déserte du tout ! Il filait comme une flèche dans la nuit noire, traqué par les phares bleus et ovoides des aéro-glisseurs des " surveillants " !

Sa voisine de palier avait entendu un bruit suspect chez lui et avait, en bonne citoyenne avide de prime, prévenu la zone surveillante de son quartier.

Les surveillants avaient débarqués alors qu’il finissait de rembobiner la cassette vidéo et il n’avait qu’eu le temps de sauter dans le vide linge de l’immeuble et de s’enfuir dans l’obscurité. Il avait rejoint le hangar quelques heures plus tard, sachant très bien que la ville lui serait désormais interdite. Fuir devant une patrouille de surveillants équivalait à reconnaître sa culpabilité et était passible de tir à vue. La vue de la Ducati le plongea un long moment dans une rêverie glauque où se mélangeaient souvenirs de bourre et le visage de Jacques que ces salauds avaient … La colère faisait place à la mélancolie et c’est d’un geste rageur qu’il rejeta le jerrican d’essence et referma le réservoir du " Desmo " de son oncle. Les portes du hangar grandes ouvertes lui montraient la nuit, chaude et étoilée. Son pouce pressa le démarreur .. Le twin s’ébroua, comme un grand fauve après une longue sieste. Tonio pouvait sentir le martèlement sourd des pistons au ralenti. Il caressa amoureusement le long réservoir rouge, donnant de petits coups de gaz, autant pour le plaisir du son rauque et grave émanant des Termignoni, achetés à prix d’or par son oncle lors d’une des nombreuses braderies clandestines, que pour faire chauffer la belle. Deux ou trois mouvements rapide des doigts de la main gauche pour decoller l’embrayage, première …. Tous feux éteints, le twin le propulsait maintenant à vitesse réduite loin des premiers faubourgs de 447. 447 était la zone urbaine où il avait passé toute sa jeune vie. Le centre historique en était la vieille ville de Toulouse mais sa population était maintenant de 24 millions d’âmes et elle s’étendait sur la totalité de ce qui avait était la Haute Garonne , autrefois, il y a si longtemps … Pas question d’emprunter l’autoroute 225 ! les systèmes Electro-freins le détecteraient en quelques secondes et il n’irait pas bien loin ! Il força donc dès qu’il le put la barrière de scellage de la Nationale 20, celle là même où … Il lui fallait chasser le souvenir de Jacques, rester calme, ne pas se laisser gagner par la haine. Il se concentra donc sur le pilotage de la belle italienne qui ronronnait de plaisir au dessous de lui. Il avait allumer les phares dès l’entrée sur la route nationale. Les risques de tomber sur une patrouille étaient quasiment nuls, surtout la nuit venue. La double optique balayait la route au rythme des virages. Le twin montait maintenant allègrement dans les tours et le plaisir envahissait le cœur de Tonio. L’obscurité lui demandait une attention totale. Le bitume en mauvais état ne pardonnait aucune faute d’inattention, mais Tonio se jouait des pièges avec l’art d’un grand pilote. L’italienne se plaçait exactement là où il le voulait, répondant au moindre appui sur les reposes pieds. Quel pied avait du prendre ses ancêtres au temps où on pouvait encore rouler librement ! Tonio les enviait souvent ses fameux ancêtres dont il avait si peu de traces ! Les kilomètres succédaient aux kilomètres. La nuit devenait de plus en plus noire et Tonio sentait la morsure du froid sous le cuir. Mais il en avait cure, son sourire sous le casque montrait bien que, même avec quelques degrés en moins, il aurait continué ainsi au bout du monde ! Les virages jaillissaient devant ses roues, le double disque Brembo freinait la belle, l’angle qu’il était possible de prendre avec cette machine était simplement incroyable ! Malgré l’usure avancé de ces pneumatiques d’un autre âge, il avait la sensation extraordinaire que rien ne ferait dévier sa machine d’un pouce. Et c’était vrai. Le bolide rougeoyant fendait la nuit dans une musique Wagnérienne, Tonio se sentait en complète harmonie avec lui.

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C’est après avoir roulé un peu plus d’une heure qu’il approcha de la ville fantôme de Cahors. Dans le temps préfecture du département du Lot, ce n’était plus qu’une ville morte, hantée par des sans abris que la simple survie poussait au pire. Ce qui en faisait aussi un endroit très peu fréquenté par les gens " convenables " et aussi les " surveillants " ! " un très bon endroit pour moi ! "  se disait Tonio, en attaquant la montée à la sortie de la ville, menant vers le nord. Une montée splendide, surplombant les faubourgs de la ville fantôme, riche de ces virages serrés que sa belle italienne aimait tellement. Tout à son plaisir Tonio ne perçut pas de suite les lueurs bleutés qui s’approchaient de lui au loin. Ce n’est qu’à la sortie d’une épingle à gauche, prise le genou par terre dans le grondement fantastique du bicylindre en V, qu’il les apercut ! Ainsi ils avaient pu le retrouver ? Comment avaient-ils fait ? Il ne voyait vraiment pas, mais n’avait pas le temps de se poser la question ! Il lui fallait absolument semer ces maudits aéro-glisseurs dans la partie sinueuse et tenter ensuite de prendre une petite route, pas trop défoncée, et essayer de se fondre dans la nuit noire. L’obscurité et la vivacité de sa machine étaient ses seuls alliés du moment. Il accéléra le rythme, demandant toujours plus à ses pneus, à ses freins, à ce fantastique moteur que la Sphère et la stupidité des dirigeants avaient tenté de faire taire à jamais. La route défilait de plus en plus vite. Son pilotage n’avait jamais été aussi propre, aussi incisif. Tout en lui était partie intégrante de la moto et il voyait dans les rétroviseurs les lueurs bleues s’éloignaient un peu plus à chaque minute. Ca y était ! Il allait pouvoir trouver une départementale, un chemin où se terrer durant la nuit, après il verrait bien …

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Hans Hilmein se retourna pour voir par le hublot les 4 autres aèro-glisseurs de la patrouille qui filaient juste dans le sillage du sien. Chef de patrouille depuis 2 ans il avait su progresser dans le métier grâce à un dévouement sans faille à la Sphère et une obstination dans les poursuites que bon nombre de ses collègues lui enviait. Il sourit, tout allait bien. Il avait affaire à un sacré pilote sur une de ces drôles de machines qu’il avait déjà eu l’occasion de chasser. Mais celle là était particulièrement rapide et agile, et son pilote doué. Tans mieux ! La chasse n’en serait que plus belle … Le seul problème c’est qu’il lui semblait bien depuis quelques minutes que la patrouille était en train de perdre du terrain. Un rapide coup d’œil sur le radar lui confirma ses craintes. Le salaud était en train de les lâcher !! Il lui fallait trouver au plus vite une solution s’il ne voulait pas être la risée de ses collègues mais surtout, surtout perdre la prime de capture !

Hans haussa son micro de poignet au niveau de son visage :

Tonio demandait toujours plus à sa machine, il en avait conscience mais savait qu’il pouvait compter sur cette fantastique mécanique pourtant d’un autre âge. Les courbes avaient succédées aux virages lents et la moto filait sur un rail. On l’aurait cru guidée par un fil invisible. Ni les trous ni les plaques d’humidité ne venaient perturber sa tenue de route sans faille. Tout juste remuait-elle un peu de la croupe quand Tonio ne pouvait éviter les endroits où le revêtement était trop abîmé. Mais jamais rien de méchant. S’il n’y avait eu ces abrutis oh combien dangereux, derrière lui, il aurait été le plus heureux des hommes. Oui mais voilà, il lui fallait les semer au plus vite sinon il ne donnerait pas cher de sa précieuse liberté ! Pour avoir de nombreuses fois rêver sur des vieilles cartes de France, il savait que la descente sur Souillac, le point 28A comme l’appelaient maintenant les géographes de la Sphère, lui serait propice à accroître son avance et qu’à partir de l’ancienne Ville de Souillac il pourrait emprunter une des nombreuses petites routes qui se perdaient dans la verdure et de vastes forêts inexploitées depuis bien longtemps et qui avaient transformées l’ancien département du Lot en véritable jungle arboricole. Il venait de passer un panneau sans âge et rouillé au delà du possible sur lequel toutefois on pouvait encore distinguer le mot " Lanzac ". Il touchait au but ! Plus que quelques kilomètres de virages serrés en descente et il arriverait à un des rares endroits où la forêt laisse percevoir des embranchements de chemins plus ou moins praticables, vestiges lointains de routes départementales. Il coupa légèrement les gazs à l’amorce de la descente. Les virages se succédaient à un bon rythme tout de même. La belle italienne ronronnait de plaisir et , féline, se glissait d’un point de corde à un autre dans la mélodie inimitable de son moteur envoûtant.

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- Ca y est ! On le tient ! Hurla Hans dans son micro. L’excitation de la chasse pouvait se lire sur son visage, se sentir même sur sa peau. Une odeur âcre et musquée, peut-être la même que celles de ses ancêtres quand ils traquaient le gibier en campagne. La chasse était bien sur interdite depuis de très nombreuses années sur le territoire de la Sphère. Enfin .. interdite à ceux qui ne disposaient pas de revenus suffisants pour se payer une chasse privée le temps d’un week-end de luxe dont étaient si friands les dirigeants ! Hans avait trouvé, dans son rôle de chef de patrouille d’interception, un très bon dérivé ! Même si le gibier était plus rapide mais surtout moins nombreux, de moins en moins nombreux …

Le " gibier " qui fuyait à si grande vitesse devant eux depuis maintenant plus de deux heures et avec tellement de style, ne savait pas. Peu de monde était d’ailleurs au courant de l’installation, en phase de test, des " filets ". C’était, selon Hans, une de plus brillantes idées du chef suprême de la sécurité en zone non contrôlée. Un système dont le principe était simple, efficace mais doté d’un module électronique sophistiqué et complexe. L’aéro-glisseur de Hans était doté d’un émetteur qui devait permettre le dialogue avec le " filet ". Une idée génialement monstrueuse ou monstrueusement géniale, avait précisé son concepteur, une ruse qui remontait d’avant le moyen âge mais sacrement modernisée et améliorée !

Hans tapota sur le clavier tactile devant lui. Une salle apparut sur l’écran tri-dimensionel tandis qu’il pianotait nerveusement les références de la machine du " gibier " : " marque :DUCATI - modèle : 996 - année présumée de mise en service : 1999 " "  Une véritable pièce de musée ! Doit valoir une petite fortune ! L’enfoiré ! " ne put s’empêcher de marmonner Hans au fur et à mesure qu’il entrait les données. En moins d’une seconde il disposa d’une fiche technique complète, de photos en trois dimensions, d’un écorché du moteur. Mais une seule information l’intéressait pour le moment : la hauteur de la bulle de carénage. Il nota l’information, y ajouta une dizaine de centimètres au cas où et bascula sur le programme de Pilotage du Filet. Ses mains tremblaient un peu. Il était le premier à expérimenter le système et cela le rendait un peu nerveux. Mais ses yeux reflétaient le plaisir extrême qu’il prenait à accomplir cela.

Le " filet " c’était bête comme tout. Deux câbles, normalement dissimulé dans une fissure du bitume, étaient hissés sur deux rails dissimulés en bord de route à une hauteur sélectionnée par ordinateur et venaient donc barrer la route sur toute sa largeur. Les câbles étaient fait d’un alliage dont Hans avait oublié la composition. Il se souvenait juste de la démonstration qui en avait été faite devant les responsables de patrouille. Un technicien avait juste enroulé un bout de ce câble autour d’un poignet d’un prisonnier " asocial ". Une simple petite traction sur les deux poignées situées au bout du câble. Hans se souvenait encore, avec des frissons d’excitation, du hurlement qu’avait poussé le prisonnier en voyant sa main tomber sur le carrelage, sectionnée net. Le câble faisant moins d’un millimètre de diamètre il était quasiment indécelable à l’œil nu.

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Tonio essayait de calmer les battements de son cœur. Deux virages plus haut il avait bien cru que son aventure s’arrêtait là. Plein angle, la roue arrière avait fait un écart important, glissant sur le corps décomposé d’un quelconque animal sauvage qui avait fini là sa pauvre vie. Quand le pneu avait raccroché le bitume, il avait été gratifié d’une ruade monumentale, croyant cette fois ci que la chute était inévitable. Par pur réflexe il avait violemment enserré le réservoir de ses genoux et c’est sans doute cela qui lui avait permis de récupérer la machine. Oh sans doute la sortie de virage n’avait-elle pas été des plus propres, un peu en vrac comme aurait dit son oncle, mais qu’importe… La belle italienne s’était remis très vite dans l’axe et il ne lui restait qu’à tenter de diminuer son taux d’adrénaline qui avait sérieusement augmenter dans l’action ! Pour l’aider rien ne valait la vision qui s’offrait à ses yeux ! Il était en bas de la descente de Lanzeac et s’apprêtait a franchir le pont marquant l’entrée de la vieille ville de Souillac. Il était maintenant quasiment hors d’atteinte.

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Le premier filin fit éclater la visière et, dans le millionième de seconde qui suivit, hacha les yeux et l’arête du nez. Il commençait à broyer la cloison nasale quand le second filin trancha le cou, arrachant le cuir du col du blouson. La tête se sépara du corps en deux parties qui atterrirent sur la route dans un bruit sourd. Au même moment la moto percuta le parapet du pont et s’encastra littéralement dans la pierre, sous la violence du choc.

Le silence se fit, rapidement troublé par le chuintement des aéros-glisseurs qui prenaient position de chaque coté du pont.

Hans Hilmein descendit rapidement du sien, faisant signe à ses hommes de rester en position. Il contempla longuement la carcasse broyée de ce qui avait été une si belle machine, arracha un des deux Termignoni intact. " Ca, j’arriverais à en tirer un bon peu à la prochaine brocante clandestine " se dit-il en remontant dans son engin de poursuite.

Il n’eut même pas un regard vers le corps décapité qui gisait au milieu de la route. Le temps et les animaux sauvages auraient vite fait de nettoyer tout ca. Il lui restait encore du travail à faire. Son cœur sautait de joie à cette idée. La Sphère avait fait savoir de façon toute officieuse qu’il restait encore une bonne cinquantaine de ces salopards . Il sourit tandis que la nuit enveloppait le corps de Tonio, maigre linceul pour celui qui aimait tant le soleil …

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